On se dit, à force, que la vraie nature -la vraie grandeur- de la radio, c’est probablement le chuchotement. Au sens le plus précis du terme. Le meilleur de ce média se ramène au bout du compte à cette connivence indéfinissable circulant entre une parole murmurée dans la nuit et celui qui l’écoute. Par analogie, on pense au texte écrit. Ni les flonflons promotionnels, ni les cancans médiatiques, ni les « stratégies » éditoriales ne pourront reléguer durablement cette évidence bouleversante : la rencontre (ou non) entre un texte et son lecteur. C’est dans la simplicité solitaire de ce face à face que gît toute la littérature. Le reste ressortit bastringue. Même chose donc, pour la radio. Oh, oui ! Lorsqu’une voix basse capte votre attention, le tintamarre ordinaire ne pèse subitement plus rien. Oubliés les jingles et les couinements habituels. On écoute pour de bon, on tend l’oreille, on est attentif comme jamais. Les silences eux-mêmes sont écoutés comme ils doivent l’être.
Mais une chose est d’écrire cela, autre chose est d’en vérifier, in concreto, l’exactitude. On songeait à tout cela, en écoutant, le jeudi 10 octobre sur France Culture, l’émission de Francesca . L’invité du jour, le poète Patrick Laupin, y parlait de la mémoire ouvrière, et plus exactement de celle des mineurs de fond des Cévennes auxquels ses textes et poésies tâchent, année après année, de rendre justice. La voix de cet auteur discret, on l’avait déjà entendue, au début de l’année, dans l’admirable « Carnet Nomade » de Colette Fellous (diffusée le 8 février 2002). On la retrouvait, comme à l’improviste, avec le même bonheur. Ni misérabilisme ni romantisme convenu : ce que transportaient les paroles de cet homme, ce que suggérait chacune de ses phrases - jusque dans leurs hésitations, suspensions, balbutiements -, c’était l’idée d’une mémoire engloutie, d’une culture brisée, d’un certain rapport au monde-les puits, la mine, la peine des hommes, la fierté-dont l’évocation requiert modestie et rigueur. « Promis à disparaître , assure Laupin, nous ne disparaissons jamais qu’en parlant, si faiblement, si proche, si loin, cela nous appelle-t-il ». (1) Il se trouve que la radio demeure, par excellence, le lieu privilégié de cette parole. Dans le cas de Patrick Laupin, sans doute a-t-il fallu la patiente alchimie de la poésie, plusieurs années d’exploration minutieuse et de textes ciselés pour être capable d’évoquer avec une telle puissance cet ensevelissement d’une classe ouvrière dans l’oubli contemporain –ou le mépris ambiant. On n’était cette fois ni dans la politique, ni dans la colère ou dans le ressentiment, mais dans la mémoire partagée. Superbe émission ! Laupin, ce jeudi matin, évoquait à mi-voix tous ces lieux détruits, ces communautés dispersées des houillères cévenoles dont le souvenir coïncide pour lui avec celui de l’enfance. Il désignait en somme ces blessures intimes-et ces peurs-que le journalisme est impuissant à dire. Là « où les brumes ne s’élèvent pas plus haut que le fatigue ». Cette voix parlant « dans le poste », cet auteur rare confiant simplement ses phrases au micro nous devenaient soudain très proches. Miracle de la radio qui parvient ainsi à fabriquer de la proximité (on allait dire de l’amitié…) entre des gens que l’espace géographique sépare. Chacun dans son exil…
Jean-Claude Guillebaud
(1) « Poésie. Récit », de Patrick Laupin (éditions Comp'Act). Lire également du même auteur « Que reste-t-il de la mémoire des mineurs de fond ? Les visages et les voix : le chemin de la Grand-Combe », avec des photos d’Yves Neyrolles.