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La voix des humbles balbutiements qu'il nous arrive si rarement de côtoyer

Michel Cornaton

La lampe tempête, Le Croquant 59-60, 2008

(à propos de la Lampe tempête) Georges Hilaire est un conscrit : il est né lui aussi la grande année … : 1936 ! Tout comme moi, il aura suivi avec ferveur à la Faculté des lettres de Lyon les cours sur le bonheur du dix-huitièmiste Monsieur Robert Mauzi. Est-ce à cause de la guerre d’Algérie que je n’ai alors jamais rencontré Georges Hilaire au détour d’un couloir de la fac ou d’une rue de Lyon, ou encore sur la route qui mène de Pradelles à Langogne ? Après l’avoir lu, je considère comme une véritable malchance que ce bonheur ne se soit pas produit. La Lampe tempête est son seul livre. Mais il est de ceux qu’on échangerait sans hésiter avec la plupart de ceux qu’on a lus et écrits. Parce que, comme l’exprime si justement Andrea Iacovella en quatrième de couverture, « du fond de cette impureté qui disgracie le bavardage littéraire, nous parviennent les échos de la voix obstinée et douce de Pasolini, invoquant le recours à une existence rivée au-delà d’une destinée personnelle faite de pur amour ». Nous parviennent aussi d’autres échos, ceux de ce que Michel Chaillou appelait, lors d’un colloque du Croquant, « la voix basse du récit », encore plus ceux des humbles balbutiements qu’il nous arrive si rarement de côtoyer, sans les entendre.

Tout se passe dans le canton de Pradelles, tout s’y passe aussi du cours du monde, aux frontières de la Haute-Loire et de la Lozère, entre l’éblouissante vallée de l’Allier et la douce lumière bleutée de la vallée de la Loire. L’ouvrage est dédié aux habitants du canton, mais que le lecteur ne s’y trompe pas, il ne ressemble en rien aux sinistres ethnographies habituelles. C’est au contraire le livre de vie d’un poète, encore plus d’un prophète, de ceux qui, tel le Maître d’Ephèse, ne dévoilent ni ne cèlent, mais font signe. Parions que ce livre de « l’amour pur » n’obtiendra ni médailles ni prix ni honneurs. Souhaitons lui même. Sa plus belle reconnaissance sera que vous le lisiez. Depuis vingt-deux ans que cette revue me fait l’honneur d’accueillir mes comptes rendus je ne m’étais jamais permis de jouer les prosélytes, je m’en fais cette fois une obligation. Vous y trouverez, défini comme jamais, ce qu’a été et ce qu’est toujours l’essence du Croquant.

Rendant compte du grand œuvre de Beda Alleman, Hölderlin et Heidegger, dans son article « Le retournement natal chez Hölderlin » ( Le Croquant n°2), tout en s’avançant sur la ligne du poète Georg Trakl (mort en 1914 à vingt-sept ans), Fabienne Cornaton décrivait déjà combien l’homme qui revient sur ses pas n’est plus tout à fait le même. Celui qui, après le voyage (la tentation du chaotique ou du gouffre), rentre au pays natal, y devient étranger parce que l’errance l’a changé. Il lui revient pourtant d’aménager au monde une demeure où s’éprouvera sereinement « la séparation illimitée » entre les dieux et les hommes, cette séparation étant aussi « la meilleure sauvegarde du divin » (B.Alleman), car l’éloignement des dieux préserve leur mémoire dans le cœur des hommes.

Puisse un bleu gibier garder mémoire de son sentier (G.Trakl, Déclin de l’été). Garder mémoire signifie, commente Heidegger, méditer l’oublié, c’est-à-dire le divin dont on se détourne pour que, sur fond d’absence, il fasse signe. Un monde sans dieu est plongé dans la nuit, mais nuit divine si elle garde leur mémoire.

O tendre gerbe de bleuets, la nuit.

Après le naufrage, conclut Fabienne Cornaton, les Grecs et leurs dieux ont rejoint le monde des morts, accomplissant leur destinée. Et nous, Occidentaux, si nous manquons le retour à la plénitude terrestre, « la nuit divine du temps intérimaire, pareille au temps initial de la présence divine » (B.Alleman), deviendra, selon le mot de Nietzsche, une nuit d’hiver sans fin. De retour sur les hauts plateaux du canton de Pradelles, en ce pays à l’agonie comme bien d’autres, « plein de mérite » (Hölderlin), Georges Hilaire nous propose de le suivre dans ses « vagations solitaires ». Parce qu’il faut regarder la mort en face, la mort sans quoi, selon le mot du poète, rien n’est respirable ». Avec en tête le rêve que les voix disparues peuvent renaître. Pour lire la géographie du paysage sans qu’aucun trait nouveau, violet, ne nous échappe. Entendre les voix du temps, qui vous feront très mal, obscurément, si vous essayez de les faire taire, parce que ce temps et ces lieux étaient ceux de vos ascendants. Non pour retrouver une sauvagerie exotique organisée, mais la vraie, celle qui ne fait pas grâce. Le paysage ! N’attendez pas qu’il vous soit donné. Quel abandon, quelle solitude il exige de vous ! Solidarité des solitudes qui vous évite la sottise de croire que la beauté se possède.

Et les hommes ? G. Hilaire cite à nouveau Giacomo Leopardi « Ils sont tous égaux et séparés, là où les anciens étaient tous divers et unis ». Fini aussi le temps de la parole, arrivé celui du mensonge effronté, du « baisage » général appelé communication. Le sapin, en fait l’épicéa, collectiviste a remplacé le pin, individuel et collectif. « Viens avec moi dans la nuit de Pradelles ! Nous n’aimons que les corps célestes. Viens, avant qu’il ne soit trop tard pour ce pays, viens lui redonner le souffle de l’éternité de l’enfance ! Car il meurt, ce pays ». Et plus loin : « C’est pour cela que je t’emmène dans ce pays qui meurt, pour que tu comprennes ce qu’est la vie ».

Vous pouvez dire que vous les aimez, les gens de chez vous, Georges Hilaire. « Aimer quelqu'un, écrivez-vous, c'est fixer sur lui le plus lointain. Beaucoup d'auteurs régionaux ont fait le contraire : ils les ont confinés dans leur lopin de terre ».

Saluons enfin le vibrant hommage rendu à la lumineuse Simone Weil, à son œuvre majeure, L’enracinement, au sous-titre si majestueux Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être l’humain, dont G. Hilaire cite longuement le « Déracinement paysan », aux conséquences irréparables.

En inaugurant leur collection La Bibliothèque avec Patrick Laupin, L’Homme imprononçable, les éditions La Rumeur libre, Vareilles, 42540, Sainte Colombe sur Gand, nous avaient d’emblée transportés sur une ligne de crête de la poésie et de la pensée, nous y demeurons avec ce second ouvrage, La Lampe tempête, « véritable refuge de résistance dans la grotte de basalte ». En cadeau d’adieu, l’auteur offre à ceux qui le souhaitent une lampe-tempête made in Hong Kong ou Slovaquie. « Car les lampes-tempête permettaient à l’homme d’ici d’y voir clair dans les temps les plus sombres ».

Michel Cornaton