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Le Livre écrit en chacun de nous

Jean-Marc Vidal

Livre et lire, le mensuel du livre en Rhône-Alpes, ARALD, avril 2004

Dans un texte poignant de beauté visionnaire, il y a quelque dix ans, Patrick Laupin écrivait : « Je ne puis me défaire de cette pensée de la splendeur d’un Livre oublié, perdu en moi, soit que je l’ai rêvé, soit que l’écriture en plein jour éveillé m’en fut à voix haute révélée et qu’il appartienne désormais à une parole plus profonde en toute écriture / ainsi chacun porte en lui son propre livre de mots oubliés et s’emploie selon sa propre histoire, selon l’énigme que nous sommes tous un peu pour nous-même, soit à le laisser naître, revivre, parler, soit à le rendre muet, fermé, illisible désormais en lui » ( La rumeur libre, Ed. Paroles d’Aube, 1993 ; repris dans Poésie.Récit. Ed Comp’Act, 2001). Dans la même période, en conclusion de ce récit d’ombre et de lumière qu’est Les visages et les voix, hommage aux mineurs de fond des Cévennes, il notait « Stéphane Mallarmé, dans son langage, lui aussi est descendu au fond » (Cadex, 1991 ; réed. Comp’Act, 2001).

Ainsi, les lecteurs de Patrick Laupin savent qu’il chemine depuis longtemps aux cotés de Mallarmé, qu’il reconnaît en lui celui qui, comme Nietszche, creusa dans la langue pour y chercher le noyau de notre humanité. Ce Stéphane Mallarmé par Patrick Laupin, fruit d’une longue fréquentation, partie émergée d’un travail d’écriture continu, est là pour nous ouvrir les yeux, écarter les images toutes faites, « ouvrir la voie d’une lecture de ce qui est réellement écrit », nous rendre Mallarmé, non comme élément d’un patrimoine littéraire ou comme enjeu d’une polémique, mais comme projet.

Si le brouillard à dissiper est dense, cet « hermétisme » communément attribué au poète, Patrick Laupin, s’appuyant sur les fragments posthumes ayant échappé à la destruction voulue par l’auteur du Coup de dés, met à jour le projet mallarméen : « Ces fragments posthumes [...] permettent de comprendre ce que Mallarmé voulu signifier par l’esprit du Livre disant qu’il était écrit en chacun. Il révèlent un Mallarmé entièrement ignoré de l’histoire littéraire qui lui a forgé la réputation détestable d’un ésotérique, d’un illisible ». Dans un premier chapitre éblouissant, il avance à grands pas, résumant ce que fut l’existence et la quête de Mallarmé, « une vie d’homme consacrée à l’écriture », et nous la rendant lisible à travers trois périodes. Les années formatrices (1862-1873), années de création, sont aussi celles où le poète rencontre le néant, dans une expérience où l’écriture côtoie la folie. A cette « crise spirituelle et métaphysique » succèdent des années de transition (1873-1884) pendant lesquelles « il n’écrira quasiment pas de poèmes mais se consacrera à la base philologique de son rêve », celui du Livre. Puis vient « la grande époque » (1884-1898), celle pendant laquelle « il fonde l’esprit d’équilibre et de synthèse d’une écriture corporelle pour redonner voix, souffle et chair à l’illumination native ».

Patrick Laupin offre à notre lecture les textes de Mallarmé, ceux-là mêmes qui furent lus, oubliés, détournés et perdus dans le labyrinthe de la représentation, au fil d’un siècle qui préféra souvent la posture à la lecture. Il les frotte à l’obscurité de quelques fragments ignorés, dévoilant « une immense poétique d’écoute et d’appel de la merveille ignorée en tout être ». Il s’attarde sur Igitur, L’Après-midi d’un faune, Les Noces d’Hérodiade, les place sous la lumière de la Correspondance, croisant le poétique et le biographique, montrant comment la vie et l’écriture se nourrissent de l’expérience de la souffrance et du néant. Il approche l’Esprit du Livre, présent dans les fragments et les Divagations : conscience de « l’irréconciliable solitude de l’être », volonté de rendre « aux hommes la force de leurs impulsivités naturelles » et de les ouvrir « à l’art divinatoire de la lecture et à une conscience critique d’une force écrite du monde ». Le projet de Mallarmé apparaît ainsi comme une reconstruction, une « recréation de soi », comme « l’expérience de reconquête de l’unité primitivement perçue de sa vie et de son langage », expérience qu’il nommera « Folie utile » ou encore « Crime de Poésie ».

Après nous avoir prévenu, « il n’est pas aisé de suivre le passage emprunté par Mallarmé », Patrick Laupin nous y entraîne à sa suite ou plutôt montre la voie ouverte par les fragments qui « engagent un dialogue de destinée avec tout lecteur qui veut bien faire une partie du chemin », car en chaque être est un secret, un livre écrit d’une autre langue. Cette poétique, qui est aussi une ontologie, est le mouvement de l’écriture et de son affirmation, le mouvement de la relation, traversée des mots et des corps des humains. Elle passe à travers l’écriture de Patrick Laupin, d’une grande densité, exigeante et belle, qui développe son approche de Mallarmé comme l’un des éléments d’une poétique générale d’une extrême ambition, tournée vers le travail de la pensée et cependant, toujours, au plus près de l’humain. Il ne tient qu’à nous d’y percevoir le flamboiement secret de la rumeur libre, d’y entendre le souffle d’un silence sans origine, le bruissement de la langue au bord du monde, là où le sens ne préexiste pas à la beauté, là où les mots nous touchent et nous emportent vers autre chose.

© Jean-Marc Vidal