Et si la poésie échappait par définition au mot même qui prétend la désigner ? Le sens est comme le sang qui nous habite et qui nous fuit, mais qui n’appartient à chacun que pour mieux nous transformer en ce que le désir, ce joueur impitoyable, nous fait devenir sans jamais tout à fait l’être. Voici le fin mot lâché (celui d’être, pas celui de poésie). Patrick Laupin s’intéresse au temps. Sa poésie relève de l’ordre absolu des faubourgs, où « l’homme est une citation qui marche dans le vent », témoin qui s’ignore de « l’internationale des oubliés ». Mais il ne pose pas la question en termes de victoire ou de défaite, de déchéance ou de salut. Simplement la mélancolie est-elle « une critique du réel ».
C’est ici qu’intervient la poésie. « La manière qu’a la nature de ne rien résoudre s’apparente à l’énigme profonde qu’est la phrase ». Le poète s’absente du récit : on sent crépiter la multiplicité des scènes à l’envers du discours, un peu comme si les pages étaient les paupières fermées du lecteur, un peu comme si l’on n’était « plus personne au soleil à midi, tandis-qu’en bas coule le fleuve impassible ». On ne perçoit plus dans la foule que « la pluie penchée des gestes ». Ce dédoublement fait le visionnaire. « Je fixais sans voir voyant tout », souligne Patrick Laupin qui entend écrire en toutes lettres cette patrie du sans nom et du muet ». (*)
Ecrire a valeur d’engagement , aussi bien aussi bien contre l’aveuglement de la justice que contre l’inévitable déperdition du sens. Et rien d’étonnant à ce que pareille voix nous revienne de Lyon, cette ancienne capitale des Gaules, qui s’enracine à la confluence des langues et des cultures, au croisement fondateur des peuples qui ont formé le nôtre. L’inquiétude et parfois le détresse sont à même de refaire de la mémoire une source, de la conscience un carrefour. Cette indignation qui traverse ici l’œuvre entière précède, et bien entendu déborde les mots d’ordre qu’elle inspire. Patrick Laupin s’attache à dire ce qui échappe à toute prise, ce qui fait de chacun d’entre nous pour finir un laisser-pour-compte. Mais c’est là le contraire du fatalisme et de l’abandon. Car la parole est indispensable à la vie. La parole est le sang de l’esprit, et son souci majeur est celui d’un poète convaincu que « si nous commençons à céder sur les mots, nous finirons par céder sur tout ».
Dominique Grandmont
(*) Patrick Laupin : Le jour l’aurore (Compact, 1986) ; La Rumeur libre (Paroles d’Aube, 1993) ; Le sentiment d’être seul, chez le même éditeur.