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Lire Patrick Laupin dans Les visages et les voix

Jean-Marc Vidal

La Feuille. Le journal du Printemps du Livre de Grenoble, n°1, février 2003

Lorsqu’elle renonce à trahir le réel, ce que peut la littérature est le plus simple et le plus utile. Elle nomme nos désirs et nos manques. Elle nous relie. Elle nous parle de la condition des hommes, des solitudes, des séparations, jusqu’à l’ultime. Elle nous dit la liberté, l’impossible. Elle nous aide à nous tenir debout dans notre mémoire. Par ceux qui écrivent, passe cette pensée, cet espoir et cette souffrance, cet engagement et ce retrait, notre humanité. Leurs mots appellent notre lecture qui les fait exister, les rend présents, passage ou partage. La lecture dissipe les brumes, faisant apparaître à chacun d’entre nous une construction singulière, une architecture intime qui nous met en relation avec l’auteur, avec la langue et la pensée, avec le monde, avec nous-même. La lecture est le moment où se cristallise cette coexistence du réel et de l’intime, cette unité du moi et du monde dans et par la langue. La lecture est cette cristallisation, ce mouvement qui nous bouscule, nous arrache et nous rend à nous-même.

Lire Patrick Laupin, c’est éprouver comme rarement ce rapport au monde à travers les mots. Dans Les visages et les voix, livre inclassable, tout à la fois essai, récit et poème dédié à la mémoire des mineurs des Cévennes, il rapporte les mots de ces hommes parmi lesquels il a grandi, il les mêle aux siens, dans une écriture à la fois singulière et collective : « me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole ». Il est chez lui parmi ces mots qui disent une façon oubliée d’être à la fois ensemble et seuls face au danger, attentifs au moindre craquement de la ville souterraine. Cette culture de la douleur, du risque, de la dignité et de la solidarité, Patrick Laupin la porte plus qu’il ne la rapporte. Il la porte en lui où elle nourrit une aptitude à l’écoute et à la parole, une façon de faire passer les mots comme le bien commun d’une humanité partagée. Dès lors, l’écriture est généreuse et enracinée, elle devient la voix des muets, elle s’ouvre dans la difficulté de transmettre, elle s’enrichit de ce qu’elle ne peut atteindre, elle met en lumière les visages et la terre comme autant de questions.

Les visages et les voix est un livre obscur et lumineux comme la vie des hommes. Patrick Laupin écrit depuis ce fond d’amour et d’absence sur lequel se déploie notre vie. Son écriture est une passerelle, une façon d’entrer dans l’histoire, une porte ouverte sur notre mémoire, un regard porté sur ce qui est et ce qui fut, sur la matière du réel et les gestes du travail. Le texte est dénué de toute posture. Il nous associe, nous lecteurs, dans une vérité du souvenir et de la quête, il nous touche et crée en nous un besoin de répondre, de tenter de transmettre à nouveau. Car comment ne pas être saisis par cette écriture qui ne tend qu’à faire coïncider « justesse et justice », par cette beauté du texte, toujours en phase avec les rythmes de la terre et des hommes. Ce livre déjoue les oppositions convenues qui balisent notre imaginaire collectif, entre savant et populaire, entre le monde de la culture écrite et le monde du travail manuel. Textes écrits et paroles recueillies s’y succèdent, chacun parle à son tour, et le livre se construit en une suite de fragments qui portent les voix du passé et leur répondent. Mémoire et pensée sont telles une neige qui recouvre les frontières imposées, donnant à voir à qui le veut un paysage de douleur et d’espérance : « la nature, ce parchemin d’inquiétude où furent tant de voix sonores, répond à qui l’interroge et s’y abandonne ». Lorsque les lieux sont transfigurés et que les outils du travail ont disparu, reste ce silence habité dans la mémoire des hommes, restent les mots, traces du réel dans la lumière de notre regard.

Jean-Marc Vidal